MARRE D’ÊTRE SAGES, Le prochain livre de Dominique Loiseau, édité par le Centre d’histoire du travail (Nantes)

Une famille étendue et diversifiée où les photos réalisées par des syndicalistes côtoient celles de professionnels. Un texte de quelques pages se développe à partir de deux ou trois clichés (ou photogrammes) associés car ils ont en commun un sujet, un mouvement, un évènement, recoupant mes thématiques habituelles de recherche (mouvement ouvrier, femmes). Ces textes intègrent la dimension imaginaire et subjective inhérente à l’utilisation de la photographie. Les images sont ici de la « chair à penser, des déclencheurs d’idées »1 laissant entrer l’affectif, le ressenti. Je n’y cherche pas de vérité absolue, puisque de toutes façons les images n’expriment jamais la réalité, qu’une photographie témoigne de situations sans pour autant en prouver l’authenticité.

Une libre lecture, pour « voir ce qui se passe, ce qui vient, dans l’expérience de l’oeuvre, comment les associations d’idées et d’images produisent des effets inattendus »2- jusqu’à un certain point, certes, car le jeu ne doit pas supprimer le sérieux. Je n’ai donc ni la prétention ni le désir de l’exhaustivité, voire de l’objectivité au sens classique du terme. Les données indiquées conservent leur exactitude scientifique, mais naissent à l’écriture par liens successifs, par ma propre vision, perception, interprétation de l’image, celle-ci n’étant d’ailleurs jamais univoque. De même, j’ai préservé mes incertitudes face à certaines photos, intégrant dans les textes cette fragilité de la perception.

L’analyse de la réalité sociale a bien sûr représenté un objectif, mais j’ai voulu également recréer une atmosphère, une tonalité, ouvrir au plaisir de circuler en pays connu, ou au désir d’aller plus loin, d’en découvrir davantage. En ce sens, les textes s’apparentent aux cailloux du Petit Poucet, ou aux cairns sur le chemin de randonnée. Comme on s’absorbe dans un paysage qui se modifie au gré de la marche, prendre le temps de découvrir, s’égarer, revenir en arrière, chercher des repères ; le temps de la marche à pied.

Sont donc associés science et rêve, rigueur et légèreté, pour cette promenade à travers des images. Ou plutôt à partir des images, car loin de se réduire à une illustration du texte, elles en sont le centre et la source. La lecture de La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, d’Arlette Farge, avait montré la voie. J’ai tenté l’aventure.

Des grèves de 1955 ou de Chantelle à l’enterrement d’Anne-Claude Godeau, en passant par les miliciennes espagnoles ou la réception d’une machine à laver, les images choisies sont plus ou moins proches de mes champs de recherche, mais il s’agit surtout de rencontres avec des images évocatrices, au vu des informations qu’elles fournissent, de l’émotion qu’elles suscitent (directement par ce qu’elles montrent, indirectement par ce qu’elles font surgir), de l’étonnement et de l’interrogation qu’elles provoquent, et qui stimulent l’imagination. Elles permettent à l’esprit de vagabonder tout en suivant le fil d’Ariane des thématiques centrales, notamment celle de l’histoire des femmes. Ainsi se constitue une mosaïque d’éléments situés différemment dans le temps et l’espace, mais concourant au même motif : des hommes et des femmes qui travaillent, aiment, luttent, souffrent… vivent, tentent individuellement ou collectivement de prendre leur destin en mains, debout.

Ce sont uniquement des clichés en noir et blanc, de par les dates auxquelles ils ont été réalisés et la volonté des photographes, mais aussi par attirance personnelle car « L’absence de couleurs est une sorte de mise à nu du sujet ».3 Du sujet, et de tout ce qui n’est pas directement présent : par la photographie s’opère le passage d’un temps à l’autre, d’un espace à l’autre, permettant au passé de nourrir le présent, de le situer dans une lignée, un héritage, de faire apparaître simultanément les ruptures et les continuités. Il ne s’agit ni de magnifier le passé, ni de l’éradiquer (« Otez-leur ce haut-fourneau de la tête », disait un sous-préfet lors du dynamitage d’un haut-fourneau en Lorraine)4. Même si le vécu en a été difficile, tout retour sur le passé comporte une pointe de mélancolie, suscitée également par le noir et blanc des images. Toutefois, cette mélancolie n’est pas la nostalgie d’un mythique âge d’or individuel ou collectif, masculin ou féminin. Par son statut intrinsèque, la photographie fixe un passé révolu, mais elle construit aussi un pont avec le présent, retisse des liens tout en contribuant ici à transmettre les patrimoines malmenés des mémoires ouvrières et populaires, croisées avec la dimension sexuée de l’Histoire.

Enfin, ce livre ne sera pas en tant que tel un ouvrage pédagogique dédié à l’apprentissage de la lecture de l’image. Toutefois, en ces temps où nous sommes submergés par un maelström d’images, trop souvent reçues comme une vérité absolue, sans le recul nécessaire, prendre le temps de s’arrêter sur plusieurs d’entre elles, de réfléchir à ce qu’elles nous disent, en quoi elles nous interrogent, incitera – je l’espère – les lecteurs à pratiquer une mise à distance salutaire.

Notes :
1) Emmanuel Garrigues, L’écriture photographique, L’Harmattan, 2000, p.135. Cité par Alain Vilbrod in Iconographie et histoire sociale, n°1/2005, Vie sociale, Cedias, Musée social.
2) Préface de Catherine Bédard à : Daniel Arasse, Anachroniques, Gallimard, 2006, p.11.
3) Peter Klasen commentant son tableau TV room de 1981, Eighty Magazine, n°1/1984.
4) Sur les cendres du vieux monde, film de Laurent Hasse, France, Luxembourg et Belgique, 2001.

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